Suite à mon article sur le cynisme politique, j’ai réalisé que la théorie des jeux est aussi un outil puissant bien méconnu mais qui pourtant nous aide à bien comprendre plusieurs comportements paradoxaux, tels que l’armement nucléaire ou la surpêche. Pour illustrer mon point, je vais tenter d’appliquer la théorie des jeux à la pêche au thon rouge – formidable bison des mers…

Banc de thons rouges - Crédit : NOAA, 1973
(Respectueux des droits d'auteurs comme je suis, sachez qu'il est difficile de trouver la photo d'un banc de thons rouges sur le domaine public... Celle-ci est plutôt originale.)
L’enjeu de cette pêche est de définir des quotas capables de préserver les stocks existants. Ces quotas sont établis par différents organismes, dont la Commission internationale pour la conservation des thonidés de l’Atlantique (CICTA).
Bien que « thonidés » soit un bien drôle de mot, nous savons que les quotas ne sont pas respectés. Il semblerait que des entreprises, comme Mitsubishi Corporation, surgèlent actuellement des milliers de tonnes de thon rouge afin de s’approprier les stocks existants et probablement les revendre à gros prix quand il n’y en aura plus…
Mais pourquoi tout pêcher maintenant, en toute illégalité, si c’est pour ne plus rien avoir à pêcher demain matin? Bien qu’il soit tentant de répondre l’argent – ou le Mal! -, c’est faux, car il y aurait beaucoup plus d’argent à faire si on n’exterminait pas le thon rouge!
Nous allons voir que la véritable raison se trouve dans la théorie des jeux.
Stratégies et combinaisons
Considérons les entreprises A et B, toutes deux dans la pêche commerciale du thon rouge. À prime abord, chaque entreprise doit adopter une des deux stratégies suivantes : respecter ou ne pas respecter les quotas.
Voici les combinaisons possibles :
- Les deux entreprises respectent les quotas.
- Les deux entreprises ne respectent pas les quotas.
- L’entreprise A respecte les quotas mais l’entreprise B ne les respecte pas.
- L’entreprise B respecte les quotas mais l’entreprise A ne les respecte pas.
Gains
Pour choisir une stratégie, les entreprises doivent attribuer un gain à chacune de ces combinaisons. Un gain est une valeur, une représentation chiffrée d’une conséquence, qui va permettre aux entreprises de comparer différentes éventualités. Donc, il ne faut pas nécessairement voir le gain comme une somme d’argent. Par exemple, l’image de entreprise peut autant entrer en ligne de compte dans l’attribution du gain que son chiffre d’affaires.
Par contre, pour les besoins de cette démonstration, nous allons seulement considérer le chiffre d’affaires des entreprises dans le calcul du gain. Le chiffre d’affaires constitue sans aucun doute le critère le plus important de la survie et de la profitabilité d’une entreprise…
Choix rationnel
Voici maintenant l’hypothèse la plus importante :
Selon la théorie des jeux, chacune des entreprises fera un choix rationnel si elle adopte la stratégie qui maximise ses gains – ou minimise ses pertes -, indépendamment de la stratégie choisie par son adversaire.
Notons bien l’utilisation du mot « indépendamment » qui est la clé du paradoxe selon moi, comme nous le verrons plus bas.
Attribution des gains
Évaluons maintenant les conséquences de chacune des combinaisons énumérées plus haut sur le chiffre d’affaires des entreprises A et B. Dans ce cas particulier de la surpêche, soulignons que les conséquences à court terme et à long terme sont diamétralement opposées.
Cas | Conséquence |
A et B respectent les quotas | Les chiffres d’affaires de A et B seront radicalement moindres à court terme, mais il sera possible de préserver le thon rouge et d’en profiter indéfiniment. La pénalité est la même pour les deux entreprises, donc il n’y a pas d’avantage indu pour aucune d’entre elles. |
A et B ne respectent pas les quotas | Les chiffres d’affaires de A et B seront les mêmes à court terme au risque de ne plus pouvoir pêcher du tout à long terme… Donc, la pénalité est grande, car le chiffre d’affaires sera potentiellement inexistant à long terme. Par contre, il n’y a pas d’avantage indu pour aucune des entreprises. |
Seulement A OU B respectent les quotas |
Pour l’entreprise qui respecte les quotas, son chiffre d’affaires sera moindre à court terme et potentiellement inexistant à long terme… C’est définitivement le pire cas pour cette entreprise.
Pour l’autre entreprise, il n’y a pas de conséquence à court terme mais la même conséquence à long terme. Mais puisque l’autre entreprise respecte les quotas et pêche moins de thon rouge, la dernière entreprise pourra pêcher le thon pendant plus longtemps. |
En considérant le tableau ci-dessus, nous pouvons considérer que la meilleure stratégie, collectivement et pour l’environnement, serait le respect des quotas. De plus, l’offre étant globalement plus petite, les prix pourraient potentiellement augmenter – en fonction de l’élasticité de la demande de thon rouge – et l’impact négatif sur le chiffre d’affaires s’en ressentirait peut-être encore moins.
Mais qu’elle serait la meilleure stratégie, individuellement?
Matrice des gains
Pour répondre à la question précédente, construisons la matrice des gains. Il suffit de consigner dans une matrice l’analyse ci-dessus en attribuant un gain proportionnel aux conséquences, pour chaque entreprise et chaque éventualité.
La difficulté, dans le cas qui nous préoccupe, tient à ce que les conséquences sont très différentes selon que l’on considère le court ou le long terme. Lequel doit-on considérer pour attribuer les gains et prendre une décision?
Pour pallier à cet obstacle, et conserver un point de vue global sur le problème, j’ai consigné les conséquences positives ou négatives à court (CT) et à long (LT) terme. Dans un cas spécial, j’ai employé la notation « LT+/- » lorsque les conséquences ne sont pas nettement positives ou négatives à long terme.
Dans le coin supérieur droit de chaque combinaison, on retrouve le gain de l’entreprise A et dans le coin inférieur gauche, celui de l’entreprise B.
En caractère gras, j’ai souligné la meilleure réponse de chaque entreprise vis-à-vis du choix potentiel de l’autre entreprise.
Par exemple, imaginons que A ne respecte pas les quotas. En conséquence :
- Si B respecte les quotas, son gain sera « CT-, LT-« .
- Si B ne les respecte pas, son gain sera « CT+, LT-« .
Ainsi, la meilleure réponse de B serait de ne pas respecter les quotas (CT+, LT-), car elle pourrait au moins sauver son chiffre d’affaires à court terme.
A
B
|
Respect | Non-respect |
Respect |
CT-, LT+
CT-, LT+
|
CT+, LT+/-
CT-, LT-
|
Non-respect |
CT-, LT-
CT+, LT+/-
|
CT+, LT-
CT+, LT-
|
Il y a quand même un cas ambigu : si A respecte les quotas, quel est la meilleure réponse de B?
Autrement dit, qu’est-ce qui est le plus important? Le court terme ou le long terme?
De façon prudente, nous pouvons supposer que CT+, LT+/- est plus enviable que CT-, LT+, car sans la garantie d’une survie à court terme, il n’y a tout simplement pas de long terme…
Surtout quand on considère ceci : en choisissant de ne pas respecter les quotas, une entreprise s’assure d’éviter le pire scénario, soit des conséquences négatives à court et à long terme (CT-, LT-).
Finalement, en considérant les meilleures réponses de A et B, on constate que le seul et unique choix rationnel pour chacune des entreprises (i.e. indépendamment de la stratégie de l’autre entreprise) est le non-respect des quotas… D’ailleurs, on peut aussi dire que le non-respect des quotas par les deux entreprises est le seul équilibre de Nash de ce jeu.
L’essence du dilemme
Dans le cas de notre démonstration, l’argent est l’unique critère décisionnel (chiffre d’affaires) des entreprises dans le cadre du jeu de la pêche au thon rouge… Par contre, si on enlevait le cadre du jeu, on sait qu’une seule entreprise aurait intérêt à préserver le thon pour assurer son avenir à long terme.
Donc, la principale raison pour laquelle les entreprises ne respectent pas les quotas, ce n’est pas l’argent, mais les autres entreprises!
L’essence du dilemme tient à ceci : les conséquences collectives divergent des conséquences individuelles.
Et bien évidemment, les entreprises prennent leurs décisions individuellement.
En conséquence, pour que le meilleur cas, d’un point de vue collectif, se réalise, il faut que toutes les entreprises coopèrent, sans exception. Mais si une seule d’entre elles ne coopèrent pas, c’est le pire cas, d’un point de vue individuel, de toutes les autres entreprises qui se réalise…
Conclusion
Que devrait-on faire alors pour sauver le thon rouge? Il faut tout simplement faire en sorte que le choix rationnel de chacune des entreprises soit le respect des quotas! Si le non-respect des quotas était sévèrement puni ou si les consommateurs n’achetaient que des produits respectueux de l’environnement, la meilleure stratégie des entreprises serait le respect des quotas et non le contraire.
Dans tous les cas, selon la théorie des jeux, on ne peut pas blâmer les entreprises de faire des choix rationnels. C’est en intervenant sur les gains que nous pourrons modifier le comportement des entreprises.
Autrement dit, tant qu’on ne changera pas les règles du jeu, on ne changera pas le comportement des joueurs.
Réf. :
- Binmore, Ken (2007). Game Theory. New York : Oxford, 184 p.